Enola Holmes et la véritable révolte des « Matchgirls »

Enola Holmes matchgirls
Crédit : Netflix

Depuis le 4 novembre 2022, l’intrépide Enola Holmes est de retour sur nos écrans. Deux ans après la sortie du premier volet, nous retrouvons la jeune détective embarquée dans de nouvelles aventures. Fraichement arrivée à Londres, l’adolescente décide de lancer sa propre agence de détectives privés, mais peine à trouver des clients à cause de son âge et de la réputation de son grand frère. Sur le point d’abandonner et de plier bagage, Enola reprend espoir lorsque la petite Bessie, allumettière à l’usine Lyon, lui demande de l’aide pour retrouver sa sœur disparue, Sarah Chapman.

Même si le long métrage relève de la fiction, son synopsis s’inspire de faits réels et de personnes ayant vraiment existé. En effet, l’existence de Sarah Chapman et son rôle primordial dans la grève des ouvrières des manufactures d’allumettes de Londres sont véridiques.

Quand la fiction se mêle à la réalité

Après des péripéties rocambolesques, on découvre qu’en réalité, la jeune femme est en cavale après avoir découvert que le phosphore blanc, utilisé pour la fabrication des allumettes, rendait malades les filles de l’usine et les tuait. Ses employeurs avaient remplacé depuis quelque temps le phosphore rouge par du blanc, car celui-ci était plus rentable. Conscient de la toxicité de la substance, mais plus intéressés par leur profit que la santé de leurs employés, la direction avait préféré cacher la vérité. D’après eux, une simple épidémie de typhus constituait la cause des nombreux décès.
Sarah Chapman et le fils du propriétaire de l’usine, secrètement amoureux, s’apprêtaient à tout révéler au grand jour. À la fin du film, lorsque la vérité éclate, Sarah, Enola et la petite Bessie convainquent les allumettières de faire grève.

Matchgirls
Les allumettières de Londres, en 1871. Credit: Corbis Via Getty Images

L’usine d’allumettes de Bryant & May 

La véritable Sarah Chapman naît le 31 octobre 1862 à Mile End, une municipalité de Londres. Avec sa mère et sa sœur aînée, elle devient ouvrière chez Bryant & May, une fabrique d’allumettes de l’est de la ville. Elle réussit à grimper les échelons et à obtenir un poste relativement bien rémunéré au sein de l’usine. Cependant, la jeune femme s’inquiète des conditions de travail de ses autres collègues.

À l’époque, la plupart des salariés de l’usine étaient des adolescentes et des jeunes femmes. Celles-ci subissaient des journées de travail de 14 heures pour un salaire minable. Elles devaient également faire face aux comportements abusifs de la part des contremaîtres. Un système injuste d’amendes était en place punissant le moindre « faux pas » des allumettières (pieds sales, vêtements déchirés…).
En plus de tout ça, beaucoup d’entre elles se retrouvaient intoxiquées par le phosphore blanc, substance dans laquelle les allumettes devaient être trempées. Très toxique, le phosphore blanc engendre des nécroses de la mâchoire qui défigurent et tuent celles et ceux qui respirent ses vapeurs.

Le scandale de « l’esclavage blanc »

En 1884, est créé à Londres, la Fabian Society. Cette société est à la fois un cercle de réflexion et un club politique de centre-gauche. Elle a pour ambition de vouloir s’occuper des problèmes économiques et politiques du pays. Elle est notamment à l’origine de la création du parti travailliste en 1900.
Le 15 juin 1888, les conditions de travail déplorables de la manufacture d’allumettes se retrouvent mentionnées lors d’une réunion. Quelques militants socialistes comme Clementina Black et Herbert Burrows appellent alors au boycott de l’usine. Celui-ci est adopté à l’unanimité par l’assemblée.

Quelques jours plus tard, la journaliste Annie Besant, grande réformatrice sociale et membre de la Fabien Society, décide d’interviewer quelques ouvrières, à la sortie de l’usine. Son enquête « l’esclavage blanc à Londres » (« White Slavery in London ») sera publiée le 23 juin 1888, dans son journal The Link. En plus des conditions de travail, elle y dévoile également une liste d’actionnaires de l’usine qui s’enrichissent grâce aux dividendes de l’usine.
La direction de Bryant & May, scandalisée, crie au mensonge et licencie les employés ayant parlé à la journaliste. Ils exigèrent ensuite des autres qu’elles signent des déclarations, dénonçant les déclarations de l’article et rejetant les réclamations. Toutes refusèrent.

Strike committee of the Matchmaker's Union
Comité de grève de la « Matchmaker’s Union », montrant Sarah Chapman (2e rang, 2e en partant de la gauche), Herbert Burrows et Annie Besant (2e rang, 3e en partant de la droite). Crédit : Welcome Images https://wellcomecollection.org/works?wellcomeImagesUrl=/indexplus/obf_images/96/1b/54c7c689b04361ad261d0680c095.jpg

La grève des « Matchgirls »

 Le 11 juillet 1888, la grève est déclarée et 1 400 ouvrières cessent leur travail et quittent l’usine. Le lendemain, 200 femmes se rendent à Bouverie Street, devant les bureaux de Annie Besant. Elles réclament l’aide de la journaliste pour la création d’un comité de grève. Trois ouvrières vont la rencontrer et discuter avec elle ; Sarah Chapman en fait partie.

Herbert Burrows et la Fédération sociale démocratique apportent leur soutien au mouvement. La société Fabian leur apporte une aide financière. En effet, les syndicats étant, à l’époque, quasiment réservés qu’aux hommes, les ouvrières ne disposaient pas d’une caisse de grève.
Quelques jours plus tard, le comité est créé. 8 ouvrières de l’usine, dont Sarah Chapman, en constituent les premiers membres. Elles tiennent des réunions publiques et réussissent à obtenir une couverture médiatique favorable et le soutien de plusieurs députés.

Après plusieurs jours de grève, la direction de Bryant & May cède aux revendications. Les salariées auparavant licenciées sont réembauchées. Les conditions de travail et les salaires sont améliorés.
Les ouvrières créent alors un syndicat ; l’Union of Women Match Makers. Lors de leur première réunion, 12 femmes sont élues en tant que membres du comité, dont Sarah Chapman. L’Union of Women Match Makers devient le plus grand syndicat féminin anglais.
En novembre 1888, Sarah Chapman devient la première représentante du syndicat au Trade Union Congress (TUC).

 

La postérité 

 

La grève des ouvrières des manufactures d’allumettes de 1888 est la première grève menée par des ouvrières sans qualification. Ses participantes ont notamment ouvert la voie à d’autres travailleuses et travailleurs exploités. D’ailleurs, dans les années qui suivirent, des vagues de grève ont éclaté, dont la grande grève des dockers en 1889. Pour certains spécialistes, les allumettières de Londres sont les pionnières du mouvement ouvrier moderne et du Parti travailliste.

En 1908, la Chambre des communes britannique adopte une loi interdisant l’utilisation du phosphore blanc dans toutes les usines. La même année, l’entreprise Bryant & May ferme ses portes. Cette interdiction fut notamment possible grâce au travail sans relâche d’Annie Besant. Elle continua de faire campagne contre l’utilisation du phosphore blanc pour la fabrication des allumettes.

 

 

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« matchgirls » de l’usine Bryant & May, en grève. Credit: Hulton Archive / Getty Images

 

L’avenir d’Annie Besant et Sarah Chapman 

 

Après cet évènement, Annie Besant fut élue au London School Board comme représentante de l’East End de Londres. Elle réussit à faire adopter le concept de repas gratuits pour les enfants pauvres dans les écoles de la ville. En 1889, elle découvre la théosophie et devient une des dirigeantes de la société théosophique. En 1893, elle part s’installer en Inde, où elle s’engage pour l’indépendance du pays. Elle sera assignée à résidence par le pouvoir britannique, mais la pression de l’opinion publique indienne, les force à la relâcher. Elle sera ensuite élue présidente du Parti du Congrès, mais s’efface peu à peu face à Gandhi. Annie continuera le combat pour les droits humains et le droit des femmes jusqu’à la fin de sa vie en 1933.

 

Quant à Sarah Chapman, elle épouse en décembre 1891 un ébéniste du nom de Charles Henry Dearman et déménage à Bethnal Green. Elle décède le 27 novembre 1945, à l’âge de 83 ans. Elle est ensuite inhumée dans une tombe commune anonyme au cimetière de Manor Park.
Comme beaucoup d’autres héroïnes du mouvement des droits sociaux, son histoire et son existence se sont perdues au fil de temps. Cependant, depuis 2019, son arrière-petite-fille Samantha Johnson et l’organisation The Matchgirls Memorial cherchent à faire connaitre la grève des allumettières et ses participantes. Ils tentent également de financer une pierre tombale pour Sarah Chapman et un monument en commémoration des organisatrices de cette grève historique.

 

C’est sans aucun doute que Netflix et son film Enola Holmes 2 vont contribuer à faire connaitre son histoire, à un plus grand nombre.

 

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